Le modèle économique des châteaux du XXIème

Le modèle économique des châteaux du XXIème – qu’en pense Nicolas Navarro, propriétaire du château du Taillis ?

L’important à retenir dans cet article :


Ces dernières années, le château a pris beaucoup d’ampleur. Début décembre 2017, la famille Navarro – à la fois entrepreneure et propriétaire – a lancé son premier marché de Noël. 1 000 personnes étaient attendues… A la surprise générale, 3 000 personnes étaient au rendez-vous ! 

Nicolas, 36 ans, et sa femme, ont développé des animations culturelles qui ne transforment par les espaces… 

HEPHATA a souhaité partager avec vous, quelque unes des clés d’un modèle qui a de l’avenir :
– Travailler la cohérence entre les activités et le patrimoine
– La logique des « petits pas »
– Apprendre à faire soi même, des petits travaux aux évènements
– Savoir se faire entourer des bonnes personnes : les bénévoles et les experts

Vous accueillez de nombreuses activités culturelles dans votre château et que vous gérez vous-même de A-à-Z. C’est plutôt rare d’en faire autant, simplement en famille. Est-ce que tu pourrais nous en dire un peu plus sur les raisons qui vous y ont poussées ? 

D’abord, ce sont les parents qui ont racheté le château du Taillis. Par passion. Très vite, ils ont été confrontés aux problèmes que rencontrent tous les propriétaires c’est-à-dire, les entretiens très lourds liés aux bâtiments anciens, les travaux urgents qui fragilisaient la sauvegarde des bâtiments et les impôts. On s’est retrouvé très tôt dans l’obligation d’assurer les petits travaux, en faisant nous-même et en développant des activités pour les financer.

Depuis presque 10 ans, avec ma femme, nous réfléchissons aux animations et organisons leur développement. Nous sélectionnons seulement les activités qui sont adaptées aux lieux et qui évitent toute modification importante ou inaltérable des éléments bâtis et naturels environnants. Mon but serait presque de faire vivre le château comme il y a 200 ans !

En termes de typologie d’animation et de thématique, cela implique quelques restrictions. Par exemple, pour le moment, nous avons décidé de ne plus réorganiser de vide-greniers car ces derniers ne nous semblent plus être en adéquation avec l’image du château.

Avant d’en arriver là, par quoi avez-vous commencé et pourquoi ? 

La toute première activité que nous avons lancée, c’est l’ouverture au public parce que nous voulions que tout le monde puisse en profiter. Notre château fait partie du paysage local, c’est « notre » château ». Il appartient en partie aussi aux habitants. Des visites libres et des visites guidées étaient proposées aux individuels. Mais après quelques années, le nombre de visiteurs est resté assez limité (environ 2000 personnes par an). 

Maintenant, nous organisons uniquement des visites de groupes car les visites individuelles sont disparates, très consommatrices de temps et avec une rentabilité faible (prix d’entrée à partir de 5€ par personne). 

Au début, nous étions essentiellement concentrés sur la notion de « partage du patrimoine ». Mais nous avons rapidement compris que pour survivre, il faut aussi penser en termes de rentabilité. 

Justement, pourrais-tu nous en dire un peu plus sur toutes vos activités ? En particulier, celles qui marchent le mieux chez vous ? 

Alors, nous accueillons pour : 

Des célébrations et évènements privés (mariages, diners, anniversaires, etc…).
Ce sont les activités les plus rentables, plus que les séminaires. Les célébrations privées demandent moins de travail et d’organisation parce que les clients s’impliquent davantage, en comparaison aux séminaires qui ont plus de besoins spécifiques et des budgets définis, non négociables. Pour les célébrations, nous pouvons proposer (à la demande) quelques chambres ainsi que des prestations particulières… 

Des événements grand public en tout genre (marché de noël, la « visite aux lumières », une visite de nuit aux bougies…), en particulier, c’est ma passion, des célébrations commémoratives de la Seconde Guerre Mondiale.
Pour l’occasion, nous avons une buvette, nous vendons du matériel d’époque et des livres sur le sujet… nous sommes même vêtus de nos uniformes ! Ces évènements attirent de plus en plus de monde mais sont compliqués à organiser et demandent une implication des bénévoles très importante. Néanmoins, après plusieurs éditions et années d’existence, les évènements sont rentables. Selon les évènements, le nombre de visiteurs est variable. 

Des murder party qui marchent assez bien et des rendez-vous et des colloques…
Nous avons aussi pu ouvrir un musée sur le thème de la bataille de Normandie dans les écuries en 2004, sans changer leur structure encore une fois.  

Nous avons aussi d’autres projets, lancer une activité de gîtes par exemple dans l’orangerie…

Point sur les visiteurs : 
Attention, le type de public varie en fonction des activités. Depuis quelques années, nous développons des « réceptions touristiques » destinées plus particulièrement aux touristes étrangers (visites privatives avec quelques animations dédiées comme des diners par exemple).

Là, nous profitons de l’aura des grands monuments, comme Giverny, qui attirent ce type de visiteurs… 
Sinon, ce sont les touristes du territoire qui participent à nos animations culturelles.

Ce qui est intéressant, c’est que tous reviennent d’année en année. Cela montre que le château a établi une communauté de réguliers.

Selon toi, qu’est-ce que viennent chercher les visiteurs dans un château privé ? Est-ce que le fait d’être propriété « privée » attire ?

En fait, ce qui marche, c’est ce qui est authentique. Les visiteurs aiment venir parce qu’en même temps que la découverte d’un lieu ou d’un évènement, ils découvrent comment nous vivons… Ils viennent notamment parce qu’ils apprécient voir des châtelains qui vivent dans leur château. Nos hôtes sont généralement très surpris d’ailleurs ! Ils découvrent que les propriétaires sont des personnes normales, facilement abordable et pas forcément très aisées. 

Ce qui m’amuse, c’est quand nos passagers me prennent pour un ouvrier et me demandent si le propriétaire est présent ! C’est drôle, l’image du châtelain « au-dessus des gens communs » et l’image de la vieille aristocratie existent toujours… alors que c’est de moins en moins le cas.

J’aime pouvoir partager mon expérience et ma vie avec le public. J’aime que les jeux des enfants se mélangent aux meubles anciens… Les visiteurs apprécient que la maison soit en vie même quand les enfants courent dans leurs pattes ! Cela apporte de la chaleur au patrimoine… 

Le fait de vivre dans son lieu de travail doit avoir un réel impact sur votre vie privée…

Puisque le château dans son ensemble est ouvert au public, nous n’avons plus vraiment de vie privée, c’est sûr ! Notre lieu de vie est devenu notre lieu de travail ! 

Par ailleurs, c’est assez dur de « bien habiter » dans un château… Il faut faire de nombreux travaux de confort (électricité, chauffage, double vitrage).  Aujourd’hui, ça fait plus de 13 ans, il n’existe qu’une seule pièce véritablement confortable dans tout le château où la famille peut se réunir pour jouer ou regarder un film. 

L’autre difficulté dans la vie quotidienne est l’agencement du château et de ses pièces. L’aménagement du château est fait pour une époque où des dizaines de domestiques travaillaient. La taille des pièces et le cheminement que les domestiques devaient prendre n’avaient pas d’incidence sur la vie des propriétaires. 

Aujourd’hui, ça peut poser problème : l’organisation des pièces de vie n’est franchement pas toujours optimale.

Vous faites-vous aider pour organiser toutes ces activités ?

Avec ma femme, nous organisons seuls les événements, puis nous nous faisons aider pour les réaliser. Nous nous entourons de bénévoles (amis, amis d’amis, famille et particuliers). Ils sont aujourd’hui près d’une cinquantaine, dont une vingtaine de bénévoles réguliers. Ils préparent, organisent, coordonnent, se déguisent, accueillent, animent…

Mais, c’est compliqué. Ils viennent pour rendre service ! On ne peut pas les forcer à faire telle ou telle tâche, ou les répartir sans demander leur avis… C’est difficile d’harmoniser leur implication.
Maintenant nous avons des employés, un ouvrier de jardin et une jeune fille qui nous aident pour la communication. 

Quels canaux de communication utilises-tu pour toucher la variété de publics concernés ? 

Nous avons appris au fur et à mesure…

Via notre site ou sur les réseaux sociaux, plus particulièrement sur Facebook , nous touchons une communauté assez réactive, composée en particulier de mères qui cherchent des activités à faire pour leurs enfants, des femmes aux foyers ou à la retraite pour des événements tricot ou couture. Nous venons de nous mettre à Instagram …

• Nous utilisons l’affichage (affiches, foyers). L’affichage touche le local. Il marche bien car les visiteurs les plus présents sont du territoire sur un rayon de 60km, pour ceux qui viennent pour les évènements culturels. 

• Nous sollicitons la presse (spécialisée et locale) très régulièrement car c’est plus simple de gérer les périodes de publication, contrairement à la presse nationale. Mais, c’est une presse qui reste très fortement influencée par la conjoncture, par exemple, la mort de Johnny, les faits divers ou les événements organisés par grands monuments voisins. Au niveau national, nos retombées sont moins régulières parce que les obtenir demande une vraie organisation : d’anticiper la périodicité des thématiques et de connaitre les bonnes personnes ! 

Le fait d’être intégré à des réseaux d’experts fonctionne particulièrement… par exemple, pour organiser l’animation sur la 2nde Guerre mondiale, c’est très utile d’être intégré dans des associations spécialisées. Il est bon d’avoir quelques entrées dans le milieu du thème exploité. A l’inverse, pour le marché de Noël, il nous a été compliqué de trouver des exposants lors de la première édition, car nous n’étions pas intégrés à un tel type de réseau. Pour l’année suivante, c’est différent !

La visibilité du château… c’est l’avantage d’être sur une départementale, même si je n’avoue ne pas beaucoup l’apprécier.

• Et, enfin, le bouche à oreille marche bien ! C’est ce qui a aidé à démarrer au départ. 

Quelles difficultés rencontres-tu essentiellement en tant que « gestionnaire privé » ? 

La concurrence est rude. Les grands monuments captent le public mais aussi les aides financières et les partenariats. 

Ces « monstres » publics, comme l’Abbaye de Jumièges ou Saint Martin de Baucherville qui appartiennent au département, qui sont situées à 20 km, sont subventionnés et les institutions mécènes comme publiques se concentrent sur ces sites connus en oubliant – parfois – les plus petits sites. Par ailleurs, ils fonctionnent et sont entretenus par une multitude de personnels. 

Point sur la concurrence : 
La différence majeure entre les monuments publics et les privés, c’est que les premiers ne cherchent pas la rentabilité sur leurs évènements et peuvent donc offrir des animations gratuites, comme les musées de la ville de Rouen ou les communes. Il est impossible de rivaliser avec ces monuments : leurs moyens sont beaucoup plus importants et leurs contraintes bien moindres ! 

A titre d’exemple, beaucoup de communes de Normandie ont des marchés de Noël, entièrement gratuite… cela peut nous desservir, à niveau de prestation égale. A nous de chercher notre différenciation.
Néanmoins, des monuments comme Giverny, qui attirent des visiteurs américains, nous permettent à nous aussi d’attirer de la clientèle étrangère. 

Comment faites-vous pour tenir le cap d’un tel choix de vie ? 

Honnêtement ? On m’a posé plusieurs fois la question et je ne sais pas…

• Je pense que c’est lié à la personnalité : j’ai commencé quelque chose, je dois le finir…

• Je pense aussi qu’ on tient le coup grâce aux bénévoles, à leur soutien et leur motivation. Le soutien des visiteurs qui me remercient de leur raconter toutes mes anecdotes et de contribuer à la sauvegarde du patrimoine… cela me donne chaud au cœur et me pousse à continuer. Il y a aussi les visiteurs qui proposent de m’aider à rénover le château. 

Par exemple, un homme avait critiqué ma façon de couper la vigne du château. Je lui propose de le faire lui-même s’il le souhaite. Contre toute attente, il m’a dit « d’accord ». Un mois plus tard, il appelle et demande s’il peut venir aujourd’hui pour tailler la vigne. Il est arrivé quelques heures plus tard et nous avons coupé ensemble la plante.  

La vocation et l’intérêt que j’ai pour le château m’ont poussés à me perfectionner dans les activités autour du site et m’ont poussé à travailler certains aspects qui – initialement – ne m’intéressait pas nécessairement. Je pense aussi que j’ai développé des compétences autour du château. A force de faire les travaux moi-même ou de gérer des activités, on devient les pro de ce truc-là spécifiquement…

En tout cas, ça vaut le coup, quand on voit les résultats…