Comment gérer un château aux allures de village ? Quel modèle de gestion pour faire vivre un site touristique utilement et efficacement ?
L’important à retenir dans cet article :
Faire vivre un château est une affaire de gestion quotidienne. Pour nous inspirer, Peter Bal – véritable chef d’entreprise – nous partage sa vision d’un site historique qui peut vivre au rythme de la société contemporaine.
Classé Monument Historique depuis 1965, et racheté par Peter Bal en 1999, le château de Millemont comprend 6 000 m2 de bâtiments et 600 hectares de terres, dont 500 de forêts et 48 de terres agricoles. Situé à une heure de Paris, le village attenant compte 241 habitants.
Le propriétaire a récemment pris conscience de la vocation de son patrimoine : il s’agit d’un « château-village » auquel il souhaite redonner ses fonctions d’origine tout en le rendant utile aux besoins de la société contemporaine.
Pour lui, trois clés sont indispensables pour faire vivre utilement un tel site :
– Prendre son temps pour comprendre la destinée du château sans s’arrêter aux contraintes de gestion conjoncturelles,
– Toujours s’assurer auprès des experts d’activités que l’on souhaite développer s’ils aimeraient les développer sur place,
– Fuir absolument en l’absence de « coup de cœur ».
HEPHATA – Quels conseils donneriez-vous à un propriétaire de château pour réussir à développer des activités cohérentes avec son patrimoine ?
Peter BAL – Que l’on soit propriétaire, locataire ou employé, l’essentiel, je crois, c’est d’abord d’être passionné par son domaine. Rien ne se fait sans passion. A titre personnel, quand j’embauche une personne, je ne cherche pas des gens qui « souhaitent faire » ou qui « font », je veux des gens qui « sont ». Souvent je m’amuse à demander à mes futurs employés agricoles de me montrer leurs mains. Si celles-ci ne sont pas des mains de travailleurs, je ne peux que les inviter à revenir dans 18 mois !
Ensuite, il faut comprendre sa propriété et sa terre. Il est indispensable de la connaître intégralement (son histoire, son climat, sa géologie, sa culture, son exposition au vent, etc.). Il s’agit, en quelque sorte, de « venir à l’essence » de son identité. A Millemont, nous avons découvert assez récemment que l’identité profonde du lieu est celle d’être un château-village.
En même temps l’identité permet de définir ce qu’on peut faire d’un lieu, cela lui apporte sa distinction. Par exemple, nous sommes très différents de Vaux-le-Vicomte… !
C’est à partir de la connaissance de ce que l’on a que l’on peut trouver ce que l’on peut faire. Or, cela prend du temps et il ne faut pas chercher à « forcer » certains projets : quand on est dans l’effort, c’est généralement que l’on se trompe. Il ne faut rien faire par obligation.
Enfin, si vous voulez des conseils, prenez-les uniquement auprès des personnes qui sont parvenues à réaliser ce que vous souhaiteriez atteindre.
Dans le respect de cette identité, comment avez-vous déterminé les activités à développer à Millemont ?
Au départ, j’ai profité de l’emplacement stratégique du château à 45 km de Paris pour recevoir des tournages, comme celui de Marie-Antoinette de Sofia Coppola par exemple. Certains films nous ont apporté jusqu’à 250 000 € de revenus.
Puis cela a évolué. Cela n’a plus été aussi facile d’attirer les maisons de production depuis la création de la Cité du cinéma [inaugurée en 2012 à Saint-Denis, ndlr].
Par ailleurs, j’ai progressivement compris l’identité du lieu et j’ai souhaité faire en sorte que Millemont réponde à des besoins concrets de la société contemporaine, qu’il devienne un lieu pour soutenir l’innovation, les nouveaux modes de vie « slow life » ou les initiatives économiques sociales et solidaires. Rapidement, le château est devenu un « centre » qui accueille des démarches de « co-création » entre les occupants réguliers et temporaires.
Par exemple nous avons accueillons des organisations comme MakeSense pour leurs évènements. Des expérimentations ont aussi eu lieu, portées par des associations telles qu’Assemblée Virtuelle autour de projets sociaux, technologiques, écologiques… ou encore, il y a plus longtemps, la POC 21 qui a transformé le parc en « innovation camp ».
Dans le but de rester cohérent avec cette identité, comment choisissez-vous vos occupants et visiteurs de passage ?
Le château est un lieu dont la fonction première [défendre, administrer un territoire, ndlr] a disparu, il convient donc de la repenser. Millemont n’échappe pas à la règle.
Ce lieu était d’abord un village, c’est son identité, et je souhaite aujourd’hui lui rendre cet usage. Je cherche à co-construire une communauté villageoise. Ce château est « extraordinaire » dans sa fonction de village, dans le sens de « hors-du-commun ».
Pour intégrer cet ensemble, les conditions le sont tout autant… Les occupants doivent parler deux langues au minimum car cela induit une plus grande plasticité cognitive qui multiplie généralement les points de vue sur un sujet (la langue structurant notre vision des choses). Ils doivent partager les mêmes valeurs que celles portées par le château.
Et, afin de nous assurer une stabilité financière, ils doivent être financièrement indépendants.
Malgré ces exigences, il n’est pourtant pas question d’être dans la possessivité, bien au contraire. Pour faire fonctionner un château aujourd’hui, il est indispensable d’accepter de l’ouvrir pour le faire vivre : seul le partage permet son fonctionnement. Beaucoup de personnes pensent qu’il est facile de gérer un château mais si l’on regarde les chiffres, on constate que ceux qui achètent un château le revendent en moyenne deux ans et demi plus tard, car ils prennent conscience de la charge que cela représente !
Alors, quel est votre secret pour financer l’entretien d’un domaine aussi vaste que celui de Millemont ?
Aujourd’hui mes principales sources de revenus sont la location d’une partie des bâtiments (à travers des baux classiques de location), les événements organisés en continu au château (séminaires, ateliers, etc.), les droits de chasse, les produits issus de la gestion forestière (« non-conventionnelle » à Millemont) et de l’exploitation agricole. Nous bénéficions parfois de quelques financements extérieurs.
Ces revenus permettent d’assurer l’entretien du domaine, soit environ 250 000 € par an. Mais, ces dépenses sont voulues parce qu’elles donnent de la valeur à Millemont, que ce soit pour les restaurations, l’entretien ou l’accueil d’activités !
En tant que gestionnaire, comment occupez-vous le château et quelles sont vos clés de « bonne gestion » ?
En réalité, je suis présent dans le château environ trois jours par semaine et le reste du temps je suis en Belgique. Je m’occupe de ce lieu comme un « projet » à faire vivre quand bien même mon intention initiale – il y a presque 20 ans – était d’en faire une opération immobilière.
En tant que gestionnaire, j’ai progressivement compris qu’une bonne gestion s’accompagnait de trois éléments.
Le langage
Il faut apprendre le langage des différents corps de métier dont on va devoir s’entourer pour les sujets d’exploitation, de restauration, de gestion…
L’équipement
Acheter soi-même les matériaux ou les infrastructures dont on a besoin pour réaliser ses travaux (par exemple des échafauds) est un élément de négociation important avec les artisans et entreprises du bâtiment…
oser travailler sans les « grands »
Penser que les gros noms et les entreprises de taille importante sont indispensables est une erreur ! L’erreur est presque d’avoir les moyens et la position de « travailler avec les grands » car cela ne favorise pas l’émergence de solutions qui correspondent profondément à notre situation… Par exemple, lors de la tempête de 1999 face à l’indisponibilité des grandes entreprises forestières, nous avons fait intervenir des experts de la régénérescence naturelle… puis, nous avons eu la chance de faire venir David Nash de New York pour réutiliser les bois tombés et d’en faire des œuvres d’art ! Aujourd’hui, nous avons un rendement 80% supérieur aux forêts alentour et la logique de « régénérescence naturelle » demeure notre stratégie de gestion.
Quelle formation avez-vous suivie ?
J’ai été à l’école de la vie ! Initialement, j’ai une formation en arts (peinture et sculpture), mais j’ai surtout une passion pour les bâtiments, que je comprends très bien, et pour les forêts.
Qu’est-ce qui selon vous explique l’échec de gestion de certains châtelains ?
Pour les châteaux qui appartiennent depuis plusieurs générations à une même famille, il y a un vrai risque que les propriétaires se crispent sur un devoir moral de conservation du bien familial.
Cette obligation familiale tronque la saine gestion. Elle engendre généralement une parcellisation progressive du domaine (vente des terres, des bâtiments annexes, etc.) pour financer des réparations importantes à court, alors que ce sont souvent ces parties externes qui permettent l’entretien du château lui-même à long terme grâce aux revenus qu’elles peuvent générer.
Pour s’en sortir, trois clés sont indispensables pour faire vivre utilement un tel site :
– Prendre son temps pour comprendre la destinée du château sans s’arrêter aux contraintes de gestion conjoncturelles,
– Toujours s’assurer auprès des experts d’activités que l’on souhaite développer s’ils aimeraient les développer sur place,
– Fuir absolument en l’absence de « coup de cœur ».
Pour aller plus loin
Les acteurs du patrimoine : la gestion
Sortir des activités hôtelières et culturelles dans un château